Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon, Fanny Gallot (dirs.), « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». Le genre de l’engagement dans les années 1968, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 259 p. (2024)

1Cet ouvrage dirigé par Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon et Fanny Gallot, est un prolongement du colloque «Le genre de l’engagement dans les années 1968» qui s’est tenu les 5 et 6 juin 2014 à l’université de Rouen. En proposant une analyse des «années 68» au prisme du genre, il participe au renouvellement historiographique du «moment 68» amorcé lors du quarantième anniversaire des événements (2008). Les dix-huit contributions choisies permettent une nette expansion temporelle et géographique – continents européen, africain et américain – et proposent une analyse genrée de l’engagement au sein de mouvements militants et d’organisations politiques divers. Le genre, comme catégorie d’analyse, permet de souligner différents types d’engagement allant de l’organisation de femmes aux féminismes; de visibiliser les questions des féminités et masculinités; et de (re)mettre en cause les stéréotypes de genre, plusieurs contributions s’intéressent notamment au rapport entre genre et violence.

2Cet ouvrage est principalement composé de travaux historiques et s’articule autour de cinq axes thématiques. Malgré cette division thématique, l’emploi de sources variées – archives écrites et entretiens oraux – et la sélection de différents terrains d’analyse allant des expériences politiques, syndicales ou politiques aux événements révolutionnaires, toutes les contributions entendent montrer combien l’engagement permet à la fois de déjouer et de reproduire les rôles de genre.

3Le premier axe intitulé «Intersections» pense l’articulation entre les rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Les deux dernières contributions de cet axe s’intéressent au rapport genre et classe en s’appuyant sur l’exemple italien. Andrea Cavazzini, auteure de plusieurs travaux sur la «séquence rouge» italienne des années 1960 et 1970, se réfère à l’ouvrage de Fiamma Lussana Il movimento femminista in Italia pour réfléchir l’articulation du mouvement féministe à cette vaste séquence. Cette séquence est scandée par l’existence de mouvements divers et convergents; l’auteure souligne un parallélisme chronologique entre les activités du mouvement féministe et la période des luttes ouvrières, ce qui lui permet de poser un certain nombre de problèmes et questions. Anna Frisone s’intéresse plus particulièrement au développement du féminisme syndicaliste italien durant les années 1970 et montre comment les syndicalistes italiennes ont tenté de développer une analyse critique et de nouvelles structures et discours alternatifs au sein des syndicats, basés sur des revendications féministes à la fois «traditionnelles» et nouvelles. Caroline Rolland-Diamond et Myriam Paris évoquent également l’articulation avec les rapports de race. Caroline Rolland-Diamond retrace l’histoire – souvent invisibilisée – de l’engagement des femmes noires américaines, investies dans les mouvements noir – empreint de pratiques sexistes – et féministes – composés d’une majorité de militantes blanches qui ne représentent pas les voix et intérêts des militantes noires. Elle met ainsi l’accent sur «l’éternel entre-deux de la mobilisation des femmes noires américaines» (p. 22) et sur leur organisation autonome au tournant des années 1970. Myriam Paris s’intéresse quant à elle aux actions menées par l’Union des femmes françaises (UFF) à la Réunion entre 1958 et 1981, une organisation féminine inscrite dans les mouvements féministes et anticolonialiste, luttant de ce fait contre la mise en dépendance et la politique stigmatisante exercées par le régime colonial à l’égard des réunionnaises.

4La deuxième partie met en lumière une nouvelle thématique puisqu’elle insiste sur la question de la violence au prisme du genre mobilisée en contextes contestataire et/ou révolutionnaire. Ophélie Rillon montre que la révolution active malienne de la fin des années 1960 – prônant l’abolissem*nt de la «gérontocratie patriarcale» – accentue au contraire l’encadrement de la jeunesse et des hiérarchies de genre à travers la réaffirmation des valeurs patriarcales. Les contributions de Dominique Grisard, Cristina Scheibe Wolff et Maritza Felices-Luna mettent l’accent sur les violences exercées par les femmes remettant ainsi en cause la masculinité hégémonique de la politique et de la violence. Dominique Grisard souligne l’absence d’intérêt pour les questions de genre dans la littérature portant sur le terrorisme de gauche des années 1970 – des savoirs diffusés par les livres d’histoire, les médias de masse et les institutions étatiques – et les réintroduit dans l’histoire du terrorisme en Allemagne de l’Ouest durant cette période à travers l’étude de la Fraction armée rouge (FAR). Cristina Scheibe Wolff et Maritza Felices-Luna s’intéressent à l’engagement des femmes dans les mouvements de lutte armée de gauche, dans les pays du Cône sud de l’Amérique et dans le Sentier lumineux, organisation de la gauche radicale présente au Pérou. Si la participation des femmes permet une remise en question des normes de genre, elles font face à diverses techniques de résistance de la part des mouvements et organisations dans lesquels elles s’engagent: elles restent des militantes de deuxième catégorie et le féminisme est considéré comme une contradiction secondaire dans les mouvements des pays du Cône sud de l’Amérique; le Sentier lumineux déshumanise ses membres, en particulier les femmes.

5L’axe «Le genre des organisations» souligne l’importance du sexisme et machisme ambiants dans les organisations politiques d’extrême gauche durant les années 1968 en France hexagonale; et le développement d’un militantisme féministe et hom*osexuel au sein et/ou en dehors des organisations en question. Les deux premières contributions montrent l’affirmation et l’application d’un militantisme féministe par/dans deux organisations d’extrême gauche durant les années 1968. Fanny Gallot analyse l’intervention de «Révo» – devenue l’Organisation communiste des travailleurs (OCT) en 1976 – en direction des travailleuses dans les entreprises; Vincent Porhel s’intéresse quant à lui à la place des femmes dans le Parti socialiste unifié (PSU) lyonnais et à l’affirmation d’une pensée féministe au sein de l’organisation. Massimo Prearo et Manus Mc Grogan se penchent sur le développement des mouvements féministes et hom*osexuels français en réaction à la domination masculine et à l’hom*ophobie ambiante dans les organisations politiques d’extrême gauche. Massimo Prearo propose une nouvelle périodisation pour le mouvement hom*osexuel. Le Front hom*osexuel d’action révolutionnaire (FHAR) permet la politisation de l’hom*osexualité et au tournant de 1975, le terme «hom*ophobie» est introduit en France et une nouvelle forme de militantisme est proposée que résume la notion de «militance» gaie et lesbienne. Manus Mc Grogan revient quant à lui sur le contexte dans lequel apparaissent les mouvements féministes français et évoque les tensions que subissent les militantes féministes qui continuent d’être engagées dans leurs organisations d’extrême gauche. Il analyse le groupe politique Vive la révolution (VLR) et son journal TOUT! dans lequel des groupes de femmes et des hom*osexuels publient des articles. Il précise que la double tension hommes-femmes et hétérosexuels-hom*osexuels précipite la fin de l’organisation, ce qui révèle la difficulté pour les groupes maoïstes à intégrer les critiques féministes et hom*osexuels et à remettre en cause le virilisme de leurs pratiques.

6Les trois contributions de la partie «Genre, carrières et trajectoires» étudient des parcours collectifs et individuels de femmes pour tenter de saisir comment le genre influence les parcours militants. Eve Meuret-Campfort s’intéresse à l’engagement des ouvrières de Chantelle – une entreprise de lingerie haut de gamme située dans l’agglomération nantaise – dans un syndicalisme d’entreprise durant les années 1968. Si cette mobilisation paraît hautement «improbable», l’hom*ogénéité professionnelle et sexuée du groupe, la conjoncture locale des années 1968 et le renouvellement du monde ouvrier du point de vue de la «question des femmes» entraînent les femmes à s’engager. Vincent Gay évoque quant à lui le parcours atypique d’une syndicaliste dans une usine d’automobile, entre 1970 et le milieu des années 1980, qui devient secrétaire de la CGT dans son entreprise. Il montre que si ce parcours remet en question les normes de genre – notamment ceux propres au syndicalisme – il n’échappe pas aux déterminations genrées. Enfin, Claire Blandin et Bibia Pavard se penchent sur les carrières individuelles des rédactrices de magazines féminins dans les années 1960 – 1980 et sur le contexte qui rend possible l’expression d’un engagement pour la cause des femmes dans cette organisation. En effectuant une comparaison entre les magazines Elle et Marie-Claire, elles soulignent l’existence d’un «féminisme apprivoisé» et «d’opportunité» puisque si les rédactrices ne prennent pas part au militantisme féministe, elles accompagnent les changements dans la vie des femmes en se faisant l’écho de l’évolution du mouvement féministe.

7Le dernier et cinquième axe s’intéresse à la contestation des normes de genre par les mots, les images et les mises en scènes. Ludivine Bantigny analyse – contrairement aux autres contributions de cet ouvrage collectif – les événements de mai-juin 1968 au prisme du genre. Elle montre le sexisme et machisme présents durant les événements – en effet «le masculin apparaît comme le sexe de la lutte» (p. 205) – puis les premières transgressions aux normes de genre. Frédéric Thomas et Lorraine Wiss montrent quant à eux que les domaines artistiques peuvent être au service et porteurs des luttes féministes. Frédéric Thomas met en lien deux films faits par des hommes – Tout va bien de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin et Camera sutra … ou les visages pâles de Robbe de Hert – avec les luttes des mouvements des femmes puisqu’ils ont tous deux «des affinités avec la critique féministe de la politique» (p. 214). S’ils dénoncent la domination masculine et prennent part aux revendications féministes, le genre participe d’un questionnement plus large à travers «la parole politique», «la dialectique entre vie amoureuse et vie politique» et «la narration». Enfin Lorraine Wiss prouve que le théâtre peut être aussi – au même titre que la littérature, la vidéo, le cinéma et les arts plastiques – un outil de lutte contre le système patriarcal. Les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) s’approprient cette pratique et s’en servent pour mettre en scène – à travers une série de sketches – les mécanismes de la domination masculine.

8Cet ouvrage collectif participe au renouvellement historiographique du «moment 68» et s’inscrit dans la lignée des travaux sur le «sexe» du militantisme et de l’engagement, Michelle Zancarini Fournel souligne avec justesse – dans la conclusion – tous les apports de cet ouvrage et quelques pistes de réflexion pour de futures recherches. En effet, ces contributions mobilisent de nouvelles thématiques de recherche – par exemple les violences exercées par les femmes et la reconstitution puis l’analyse d’itinéraires individuels et/ou collectifs d’engagement – ouvrant alors la voie à quelques pistes de réflexion potentielles. Pour Michelle Zancarini Fournel il y a tout intérêt à poursuivre la reconstitution de ces parcours d’engagement – l’importance des sources orales ne cesse d’être soulignée – pour comprendre l’impact des événements sur les parcours professionnels et privés des militant.e.s et sur leurs enfants; et à perpétuer l’analyse de la séquence de mai-juin 68 au prisme du genre. Le cinquantième anniversaire des événements (2018) permettra certainement un regain d’intérêt pour la période et l’approfondissem*nt de ces nouvelles thématiques de recherche.

Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon, Fanny Gallot (dirs.), « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». Le genre de l’engagement dans les années 1968, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 259 p. (2024)
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